PARTIE I. INTRODUCTION

Faire de sa transition le plus beau des métiers…

Il y a 7 ans, j’ai tout quitté pour répondre à cette question : Qui étaient celles et ceux qui avait changé leur vie pour changer la Vie ?

Pourtant heureux, je ne manquais de rien :

  • Un métier utile que j’aimais et qui me payait bien
  • Des ami e s fidèles
  • Un engagement dans le monde au service des humains et de la nature.

Mais, chacun de mes pieds était posé sur l’une des deux rives d’un abîme.

Et ces deux rives s’éloignaient de plus en plus vite l’une de l’autre… Sur la rive gauche, ma volonté viscérale de prendre en compte le bien-être de ma planète et tous ses vivants même pour les générations futures. Sur la rive droite, le bénéfice monétaire comme seul et unique indicateur de la performance d’une entreprise. La tension grandissait jusqu’à ce que ce douloureux déchirement de moi-même me devienne insupportable…

À 50 ans j’ai pris mon vélo et je suis allé découvrir, sur la rive, celles et ceux qui voulaient élever leurs comportements au niveau de leurs valeurs. J’ai découvert partout en France des héros dont personne ne parle. Ils s’étaient lancés dans l’agriculture BIO, les énergies renouvelables, la gestion du cycle de l’eau et retraitaient leurs déchets… d’autres encore mutualisaient leur voiture, construisaient des maisons nourricières voire de véritables écolieux. Certains avaient inventé de nouvelles formes de gouvernance. Ils entrainaient avec eux toute leur commune en transition en utilisant une monnaie citoyenne locale (MCL). D’autres parlaient même d’instaurer un revenu citoyen pour chaque habitant de la naissance à la mort. Ainsi les enfants ne seraient plus contraints à la misère par leur seule naissance. Certains parents élaboraient de nouveaux systèmes éducatifs plus respectueux de « ces jeunes personnes » comme ils disent…

Mais quelque chose est mort en moi le jour où j’ai interviewé Marc, un agriculteur BIO de 35 ans. Il avait tout quitté pour produire avec amour de beaux légumes sains et goûteux, tout en améliorant la qualité des sols. Et pour cela, il gagnait 700 € par mois pour 70 heures par semaine. Pourtant je connaissais par cœur le 1er article des droits de l’homme et du citoyen de 1789, fondateur de notre république. J’avais même écrit un livre de 300 pages là-dessus :

« Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune».

Moi, entrepreneur humaniste, au chaud dans une salle de formation, je pouvais gagner jusqu’à 2000 EUR… par jour. Pourquoi lui, gagnait-il 150 fois moins que moi ? Mon organe émotionnel s’est alors détartré ! Et j’ai pleuré… sur lui d’abord, sur moi ensuite et sur nous enfin. Et ce ne fut pas la seule fois durant les 4500 km qui m’ont ramené de l’autre côté de l’abîme. Quand je suis rentré de ce tour de France, je ne pouvais plus continuer à travailler comme avant. J’ai alors transmis les entreprises que je dirigeais et les associations que j’avais contribué à fonder à leurs salariés. Je suis parti dans les Alpes dans un centre de retraite avec cette seule question :

« Comment un entrepreneur humaniste peut-il aider ces héros invisibles du quotidien ? »…

9 mois après j’ai compris. Je ne devais pas me lancer dans un nouveau projet d’entreprise, non. Je ne devais pas me lancer dans un nouveau mouvement politique, non plus. Je devais entreprendre un nouveau projet de vie, oui. Une véritable renaissance. Entre méditation, Yantra yoga et marche consciente au milieu de ces sapins centenaires, je me suis dit : « Ces héros invisibles ont pris chacun un bout du problème. Faute de ressources suffisantes, ils ne peuvent se connecter les uns aux autres pour former un écosystème coopératif nourricier plus large et intégré au reste du monde. »

Une nuit sous la lune et les flocons de neige à l’étincelante beauté, j’ai commencé à mieux réfléchir. À nouveau je me suis dit :

« Que se passerait-il si on réunissait sur un même territoire tous ces acteurs et leurs solutions ? Si on les connectait entre eux d’abord puis avec les acteurs locaux de ses communes rurales à revitaliser. Si sous le regard bienveillant d’un conseil scientifique, on leur donnait les moyens et les méthodes d’une entreprise du XXIe siècle, que se passerait-il ? »

Et c’est ainsi que n’acquit le projet TERA : Tous ensemble vers un Revenu d’Autonomie ! J’ai donc envoyé un mail à tous⋅tes mes ami⋅e⋅s . À 50 ans, quand on est engagé, on a des amis fidèles. J’ai reçu un sacré soutien ! Nous sommes donc repartis à quelques-uns vérifier cette hypothèse et voir de plus près comment nous mettre au service de cette forêt qui pousse sans bruit… De fermes participatives en habitats partagés. De coopératives de production en Zones A Défendre. De monastères en communes en transition. 12 000 km à vélo plus tard, après des milliers de rencontres avec ses héros silencieux nous avons recueilli leurs expériences. Nous avons formalisé les premières bases pour construire un village 2.0, un écosystème pour le XXIème siècle. Il nous fallait maintenant un premier lieu pour tester ce que nous avions compris. C’est dans le sud-ouest de la France, dans une petite ferme de 12 ha, mis à disposition par un donateur généreux et anonyme que nous nous sommes enracinés

Là, au cœur de cette zone de revitalisation rurale (une commune sur trois en France en fait partie) dans un petit village de 200 habitants, nous avons dû tout réapprendre ! Un certain publicitaire a dit que ne pas avoir une Rolex à 50 ans c’est avoir raté sa vie.

Pour moi, cheville au corps, réussir ma vie à 50 ans c’était désormais savoir avec d’autres, produire ce que l’on mange. C’était potabiliser et recycler notre eau et nos déchets. C’était produire notre énergie, construire des maisons nourricières durables pour leurs habitants.

Mais aussi se réapproprier des valeurs plus immatérielles comme la confiance, la coopération, la santé, la pertinence, la gouvernance et surtout oui surtout réapprendre à communiquer avec bienveillance ; de quelques-uns à habiter autour de la ferme, nous sommes passés à plus d’une cinquantaine d’habitants en quelques années. Durant ces dernières années, ce sont des milliers d’autres qui sont venus nous visiter, nous aider voire s’inspirer de ce que nous faisions…

Une fois formés, nous nous sentions prêts à engager la deuxième phase du Projet :

Produire pour les habitants du territoire, dans le respect des humains et de la nature, ce dont ils avaient besoin pour y rester d’abord, s’y installer ensuite et dans tous les cas bien y vivre ensemble. En particulier nous voulions construire sur notre terrain, un vrai quartier rural en transition au service des habitants du territoire et pouvant accueillir toute l’année des citoyens en quête de sens. Mais à la place… et à grande vitesse… Nous avons pris de face le mur des réglementations. Le cadre trop étroit du Plan d’Urbanisme Local empêchait donc toute revitalisation de cette zone rurale pourtant en manque de tout !

Notre rêve chaleureux & lumineux s’est alors transformé en un obscur cauchemar administratif et glacial. Il a fallu renoncer à construire ce quartier rural sur notre terrain et n’y garder que notre ferme permacole. Nous étions désespérés. Même au pire moment de l’arrivée des gendarmes, j’ai été à deux doigts de tout abandonner. Après 3 ans de formation, de tests, d’ajustements, tous nos efforts allaient se dissoudre dans le néant inextricable des méandres administratifs de l’Urbanisme rural. Et pour la première fois depuis le début de ce projet j’ai senti monter en mois l’énergie de la colère. Une forte colère…

Heureusement que dans une autre vie j’avais été aussi coach et formateur en gestion du stress et des émotions… Respirer par le ventre en le gonflant comme un ballon, me concentrer sur l’instant présent, sur mon corps, mes sens est devenue presque une deuxième nature chez moi… Quand je fais cela, je me sens connecté à quelque chose de plus grand, comme une cellule à un corps humain, comme un citoyen à un corps social… La force était avec nous ! Notre cause était juste, nous devions continuer. Et c’est ce que nous avons fait.

Plutôt que nous battre sur le terrain administratif, nous avons démonté nos maisons expérimentales et nous avons appris à lâcher-prise… Chacun à notre tour nous avons appris à faire confiance. Et nous avons bien fait… Ce que nous ne savions pas encore c’est que tout le travail de fond que nous avions fait pour faire connaître notre projet aux acteurs du territoire allait faire son effet. Durant un an, nous avions organisé des conférences, des ateliers autour et dans nos maisons autonomes expérimentales. Nous y avions expliqué ce qu’était la transition :

  • Produire des aliments sains,
  • Potabiliser de l’eau,
  • Recycler nos déchets,
  • Ecoconstruire nos maisons,
  • Investir dans le patrimoine productif local
  • Faire circuler de la monnaie citoyenne entre les acteurs locaux
  • Instaurer des revenus pour tous garantis par cette économie relocalisée

De nombreux habitants étaient passés nous voir. Mais pas que. Des producteurs, des artisans et même des élus travaillaient désormais avec nous. La région nous soutenait, le département aussi, l’Europe avait même financé les investissements pour lancer nos activités de productions agricoles locales. Même l’ADEME, une institution de l’État chargée de l’environnement avait rejoint notre conseil scientifique. Alors nous avons patienté… Sous nos pieds, malgré notre moral à zéro et nos incertitudes, sans que nous n’ayons rien à faire, quelque chose venait vers nous, toujours dans le silence de cette forêt qui pousse… Ce quelque chose venait vers nous de la même façon que les champignons aident les arbres à communiquer leurs besoins entre eux et ainsi forment un immense être vivant que justement l’on nomme une forêt.

Un jour, le téléphone a sonné. Le Maire d’une petite commune à 20 km nous appelait. Il nous proposait de construire notre quartier rural sur leur terrain, au bord du Lot. Ce terrain était en totale conformité avec le Plan Local d’Urbanisme. Ce fut comme se réveiller d’un cauchemar à côté de celui ou de celle qu’on aime. Il nous a fallu quand même quinze mois de plus pour créer les conditions de la confiance et de la coopération avec cette nouvelle mairie. Mais nous y sommes arrivés. Nous avons acheté ce terrain à la commune grâce à des dizaines de donateurs et d’investisseurs.

Avec une partie de cet argent, la commune est devenue actionnaire de notre société coopérative d’intérêt collectif. Celle-ci porte sur ce nouveau terrain le même projet que nous voulions faire sur le terrain de notre ferme. Nous allons y créer Le 1er Quartier Rural en Transition de France. Il sera au service des habitants de notre territoire de vie… Mais pas n’importe comment :

  • D’abord nous allons bâtir un centre de formation à l’écoconstruction qui va construire l’ensemble du quartier rural. À travers nos constructions, nous allons injecter dans les activités locales en dix ans près de 9 millions d’euros d’investissements. Ensuite grâce aux formations de ce centre, nous allons créer des habitats légers au bord du Lot. Ils seront habités d’abord par les habitants en cours de construction de leur propre maison. Puis, en alternance, par les stagiaires en formation et les visiteurs qui ne manqueront pas de venir nous voir (nous refusons actuellement 3 visiteurs sur 5…).
  • Ensuite émergera une zone d’activités où les habitants du territoire et les gens de passage pourront se restaurer et acheter des produits bios et des services locaux,
  • Une maison de la transition sera créée pour éclairer les citoyens en quête de sens sur les moyens les plus traditionnels et les plus modernes d’entrer en transition sans tout abandonner !
  • Une microferme permacole produira de quoi bien s’alimenter et un parking solaire produira l’énergie du quartier rural tout en abritant les véhicules en partage des habitants de la commune.
  • Durant toute cette période, nous construirons en chantier formation ou participatif les quinze habitations autonomes pour la trentaine d’habitants du quartier rural.

Ce projet sur 10 ans, c’est donc 9 millions d’euros d’investissements et plus d’un million d’euros de monnaie citoyenne locale (MCL) injectés dans l’économie locale. La MCL de notre territoire de vie s’appelle l’Abeille. Elle circule physiquement grâce à des coupons papier et numériquement grâce à des téléphones portables et des ordinateurs. Les acteurs locaux aux modes de production respectueux des humains et de la nature sont agréés pour l’échanger entre eux. Cela nous garantit qu’elle irriguera notre territoire de vie de la force économique que nous allons créer ensemble.

Ces Abeilles numériques seront aussi la base d’un revenu d’autonomie que tous les habitants de ce quartier rural recevront chaque mois de leur naissance à la fin de leurs jours. Il n’y aura plus de pauvreté et chacun sur le quartier rural pourra enfin choisir son activité pas seulement pour avoir un revenu, mais parce qu’il en aura déjà un.

Ouverte sur le monde, plus de la moitié des productions du quartier rural sera vendue aux habitants de la commune et de notre territoire de vie. Grâce à une application numérique, il nous sera possible de mesurer en temps réel l’impact positif de nos transactions sur les 17 objectifs de développement durable et d’ajuster notre développement en conséquence. Ce sera la mission d’un Comité territorial de Dialogue. Il sera composé des habitants, des élus, des entreprises et des associations locales, mais aussi des partenaires financiers et des chercheurs, dont les disciplines nous aideront à mieux appréhender la complexité d’un tel écosystème.

Si l’expérience est une réussite, nous accueillerons en formation pendant plusieurs mois des citoyens qui voudront entrer en transition sans être obligés, comme nous, de tout quitter pour respecter leurs valeurs. Notre objectif est de faire valider par Pôle Emploi une formation « ECOBATISSEURS ». À destination des citoyens en transition, ceux-ci ne seront plus vus comme des beatniks, des précaires, mais comme des entrepreneurs humanistes, comme les bâtisseurs de la civilisation qui vient. Ils pourront ainsi faire financer leurs transition-s écologique, sociale, économique, financière ET personnelle. Pourquoi ceux qui veulent le bien (étymologie de bénévole), devraient-ils le faire dans la précarité voire la pauvreté ? Pourquoi les « malévoles », comme les appelle mon ami Patrick Viveret, eux devraient-ils être payés pour détruire notre planète ? Aujourd’hui, je gagne dix fois moins qu’avant

alors que les compétences que je mets en œuvre sont les mêmes. Nombreux sont celles et ceux qui, comme moi, vivent cette punition collective. Pourtant nous créons une véritable valeur pour nous, les autres et la société tout entière. Non ? Alors, pourquoi ne pas monétiser ces nouvelles formes de valeur ? De plus en plus d’entrepreneurs humanistes sont prêts à produire ce qui est nécessaire aux enjeux de notre siècle. Mais qui sait aujourd’hui financer de nouvelles entreprises qui ont des activités à la fois :

  • À but lucratif
  • Sans but lucratif
  • Et de services publics ?

Ces nouvelles entreprises, je les appelle : des « entreprises à but communal ». Elles ont pour mission de créer, renouveler nos communs et étendre nos libertés individuelles. Elles ne s’implantent plus particulièrement que là où plus personne ne veut vivre et revitalisent ces territoires magnifiques.

Elles le font pour nous, oui, mais aussi pour les générations futures et la nature. Pourquoi les institutions de la république et plus particulièrement les banques qui créent aujourd’hui la quasi-totalité de l’argent en circulation ne financent-elles pas réellement les transitions ? Pourquoi ? Parce que ces nouvelles valeurs qui préservent, renouvellent et étendent nos communs n’ont pas une rentabilité monétaire immédiate suffisante. Elles n’ont pas de retour monétaire sur investissement à très court terme.

Avec plusieurs partenaires, comme la Fondation de France, nous élaborons de nouveaux véhicules financiers pour financer ces nouveaux écosystèmes, dont les besoins de financement sont sur des dizaines d’années et non quelques mois. Trop nombreux sont ces citoyens et leurs organisations à être vus comme des glands, car ils poussent selon les normes actuelles « trop lentement » ! Mais la vérité ce n’est pas qu’ils poussent trop lentement. La vérité, c’est qu’ils prennent en compte le respect des humains et de la nature. Cela mérite un financement plus important et une durée plus longue pour arriver à équilibrer leurs comptes. En effet, pour eux cela prend plus de temps pour dégager les bénéfices suffisants, se développer et autofinancer enfin de nouveaux écosystèmes. On leur marche même trop souvent dessus sans voir que c’est sous la boue que certains deviendront des chênes. Ensemble, ils sont la nouvelle forêt qui pousse… sans bruit… C’est vrai ! Mais un jour, là où il n’y avait que des terres arides et désertées par les animaux et les humains, les générations futures y verront de belles forêts aux clairières accueillantes. N’est-ce pas là la définition même d’un investissement productif ? N’est-ce pas là la définition même de ce qu’est la bonne gestion d’un patrimoine ?

C’est parce que longtemps avant, quelque part dans la galaxie, des héros auront changé de vie pour changer la Vie. D’abord solitaires puis organisés et enfin soutenus par de très nombreux citoyens, gland après gland, chêne après chêne, ils auront préparé, dans le silence de la forêt qui pousse un nouveau monde. Un monde dans lequel ils auraient aimé naître et où ils finiront sûrement leurs jours en paix… sans aucun bruit.

Ce « Petit guide économique et financier des écolieux en transition » est le fruit de 7 ans d’engagements. J’espère qu’il vous donnera les outils concrets et pratiques pour valoriser en monnaie vos activités au service des communs dont notre société a bien besoin… Plus que jamais.

Fraternellement,
Frédéric Bosqué